Sciemment je menuise en dormant

Publié le par Franzowsky, Fimbrethil, Boulègue

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Le bruit revenait lentement à ses oreilles. Peu à peu son esprit émergeait des vapeurs narcotiques qui l'avaient collé aux murs comme de la pâte à fixe. Ejecté par la peau du cou par delà la trappe, il peinait à se maintenir debout pris dans les remous de l'océan. La cale convie mutins et rats à la même enseigne. Le capitaine s'insurgeait contre ces procédés malhonnêtes, l'arrivée au port se devait d'être digne. Ce n'est pas parce que l'on connaissait les saintes écritures par cœur que l'on pût s'autoriser à sniffer un autre opium que celui du peuple. Il devait dégorger sa misère jusqu'au geôles à terre, d'ici là, gémisse que veux-tu il ne l'entendrait point. En ces périodes d'élection sur les docks et les navires municipaux, tout se devait d'être lisse et sans bavures, et la racaille à fond de cale devait disparaître...

Le temps était capricieux, l'océan furieux et l'équipage nauséeux. Les grincements dangereux de la base du mât central où la scie égoïne, encore plantée par le fou furieux, faisait osciller d'avant en arrière à chaque coup de vent. Il se disait menuisier, et à la première tempête chargé comme une mule, de produits illicites fumables dans le cornet, il mit son talent pendant son tour de quart à essayer ses outils sur toutes les parties essentielles du navire. Pourtant on l'aurait presque excusé, seul l'emploi de ces produits lui permettait de résister au mal de mer. Cependant il ignorait tout des effets secondaires délirants et n'en gardait par dessus le marché aucun souvenir. Et cela ne lui parut jamais une étrange coïncidence de retrouver le navire en si mauvaise état les lendemains de gros temps où il devait recourir à ses médecines. Il avait perdu le fil.
« Panique à bord! Iceberg droit devant! » avait-il halluciné.
Et c'est ainsi que notre roi du monde avait rejoint les parasites d'en dessous. Il avait rêvé d'être maître menuisier, mais il avait sombré, il ne lui restait plus qu'à se faire oublier, et ouvrir une friperie à son arrivée à Macaraïbo. Pourtant le destin cynique lui réservait autre chose…

Rentré au port, l'équipage prit connaissance des suffrages, l'opposition radicale avait fait une percée incroyable sur la scène politique. Aussi lui qui avait été jeté à fond de cale en raison de son sabotage démentiel fut rapidement libéré et acclamé en héros.
Il avait évidemment voulu par son geste condamner les activités méprisables du bateau où il servait depuis trop longtemps. La hiérarchie tentait en vain de droguer les plus réticents de l'équipage pour annihiler leur morale patriote et humaniste, mais cette vertu était chez lui si forte qu'aucune chimie perfide n'y était parvenue. Le menuisier devint alors un symbole de la révolution en marche sur terre comme sur mer. On lui confia un poste d'adjoint taciturne et il put continuer à scier de nombreuse choses à ces heures égarées et on finissait toujours par trouver à la fin qu'elles étaient réac’ et petit bourgeois, et qu'il inaugurait ainsi à chaque fois l'avant-garde de l'engagement progressiste.

Aujourd'hui encore, sur des docks qui portent son nom, on peut voir la statue du menuisier sciant dans la tempête le mât de son navire. Il laissa même un poème à la postérité :

Quand le navire chavire
Que les drisses glissent
Mon cannabis
Me trisse
Et ma scie égoïne
Est mon héroïne
C'est au port
Qu'on est d'accord
La fumette
Ne rend pas bête

FIN




Publié dans Contes à plusieurs

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