La cerise sur le râteau

Publié le par An-Yes

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Eugène, dont le prénom était sensé vouloir dire "bien né", se disait que des fois, c'était pas gagné quand même. A passé vingt-cinq ans, ce grand gaillard rouquin et un peu gauche n'avait toujours pas connu l'amour… ça le travaillait salement, le pauvre. Il se gardait bien de révéler autour de lui qu'il était encore puceau, ça l'aurait foutu mal. D'autant que bon, il aurait été vraiment moche moche, ça aurait pu être une explication, mais même pas! C'est fini le temps où l'on brûlait les rouquins sur des bûchers, pour sorcellerie.

Pour remédier à cette infamie qu'était devenue sa virginité, il se mit à instaurer un programme méthodique. Il commença par lire des tas de bouquins sur l'art de la séduction... Quand il ne lisait pas, il faisait de la musculation. Puis vint le temps de passer à l'action. Il fréquenta des cours de danse, et toutes sortes d'endroits où l'on peut rencontrer du monde... Et surtout échanger quelques mots avec le sexe opposé... Il aborda un nombre incalculable de jeunes femmes, décidé qu'il était à mettre en pratique ses leçons bien apprises... Quitte à se prendre une centaine de vestes par soirée…
« Un peu d'expérience, c'est toujours bon à prendre », se disait il pour se rassurer.

C'est alors que vint cette fameuse fête, organisée sur le campus. Une fois par an, était autorisée la plus infâme beuverie que les étudiants pouvaient vivre. Eugène se jura qu'il conclurait avant l'aube, quelle que soit la demoiselle. Et parmi tous les autres étudiants, il festoya, paya des verres... Il avait affiné sa tactique d'approche.... mais manquait terriblement de spontanéité... Les filles baillaient devant lui, et bien vite partaient voir ailleurs. Il les assommait avec sa rhétorique, et ses manières fausses et systématiques. Aucune sincérité ne se dégageait de lui.... Et l'heure tournait... Voyant comment les filles même les plus ivres le fuyaient, il commença à se décourager... Il noya son désarroi dans l'alcool, qui coulait à flot, ça tombait bien. Il sombra dans l'inconscience..... Un sommeil lourd et sans rêves l'accueillit.

Ce fut une odeur qui le réveilla. Il n'aurait pas su dire ni où il se trouvait, ni comment il était arrivé là. Toujours est il qu'il sentait une odeur de cigare. Il était allongé, dans un lit, bien chaud, avec une présence, dans son dos. Il ouvrit un oeil, douloureux, à cause de la gueule de bois... la présence dans son dos sentit qu'il s'éveillait. Une voix de femme s'adressa à lui.
« Ça va mon poulet? »
Une voix mature.
« Alors, l'est content d'avoir déchargé la carabine, le p’tit poulet? » demanda la voix de femme, puis un rire gras s'échappa. Eugène appréhendait de se retourner. Pourtant, il le faudrait bien tôt ou tard. Alors, il se retourna. Et vit: Une femme monstrueuse, un corps de baleine échoué, une peau jaunâtre, tant la graisse était apparente sous l'épiderme... Un visage sans grâce, des petits yeux porcins, un duvet que l'on pouvait appeler dignement "moustache", sous le nez....Et un sourire.... Terrifiant… Eugène hoqueta de frayeur. Puis le dégoût devint trop insupportable pour lui, et il ... vomit, sur son hôtesse. La grosse vache marine beugla, et le mit dehors sans ménagement, balançant ses fringues sur le palier. Tout en se rhabillant, des bribes de souvenirs revenaient à sa conscience... Eugène se rappelait vaguement la rencontre avec celle qui l'avait recueilli pour la fin de la nuit... Il se rappelait à présent sa "première fois", en tremblant. C’était indicible. Il se mit à sangloter frénétiquement, marqué dans son âme et dans sa chair d'une marque indélébile...

Quelques années ont passé. Eugène est un autre homme à présent. Il sait toujours aussi bien parler, il captive toujours aussi peu les foules... Mais ce n'est pas grave, les gens viennent quand même l'écouter. Car Eugène est devenu ... curé.

FIN

Publié dans Contes

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